Cher Patrick Bézier, vous avez été Directeur général d’Audiens de sa création jusqu’à 2018. Et présidez aujourd’hui aux destinées d’Audiens Care, qui développe l’offre de soins et de prévention du Pôle santé Bergère qui ouvrira ses portes fins 2019. Au service de la culture et de la création tout au long de votre carrière, vous êtes aussi un européen convaincu. Et avez publié à l’occasion des 15 ans du Groupe Audiens « Sauver la Culture », un manifeste qui appelle un sursaut européen face à la concurrence des GAFA. Expliquez-nous cet engagement ?
Patrick Bézier : Mon expérience au sein d’Audiens, au plus près des enjeux des professions culturels, m’en a convaincu. L’exercice de talents et compétences, de passions créatives et artistiques, recèle toujours une forme d’insécurité. Comment protéger pour mieux créer ? C’est bien le défi qui a mobilisé l’ensemble des collaborateurs du Groupe Audiens depuis sa création en 2003.
Mais n’ayons pas peur des mots. Face à la concurrence des champions numériques américains, souvent injustes, parfois brutales, la culture, cette terre d’épanouissement et de progrès, est en danger. L’exception culturelle française, sa diversité qui se met au service de l’intérêt général, sont assiégés. C’est pourquoi le citoyen européen, l’europhile que je suis a souhaité lancer un appel à la solidarité européenne, pour encourager une réinvention de notre modèle culturel.
Le vote du Parlement européen en faveur de la réforme des droits d’auteurs est une première victoire. Constituera-t-il un électrochoc salvateur pour l’Europe ? Gardons-nous de tout triomphalisme. Mais cela prouve que l’Europe peut, quand il le faut, redonner du sens à son existence et son action autour d’un ambitieux projet sur la culture et l’économie immatérielle. Dans ce contexte, la France doit être un leader pour porter cette ambition, pour redonner un cap à cette aventure humaine. Saluons d’ailleurs le travail de France Créative pour cette première victoire.
Audiens est justement un partenaire historique de France Créative, dont le panorama des industries culturelles et créatives traduit concrètement les enjeux socio-économiques sous-jacents d’une juste concurrence face aux plates-formes numériques. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Patrick Bézier : Effectivement, Audiens, de par la profondeur de ses données sociales, contribue activement à la réalisation de cette étude.
France Créative nous le rappelle effectivement. La culture, ce sont près de 84 Mds€ de revenus et 1,3 million d’emplois en France. Soit deux fois plus d’employés que dans le secteur automobile et 4,5% de la population active. Près de710 Mds$ de revenus en Europe. Ce sont des emplois hautement qualifiés, attractifs pour les jeunes générations entrant sur le marché du travail. D’ailleurs, ces industries emploient en Europe plus de jeunes, les 15 -29 ans, que tout autre secteur). Elles sont aussi au cœur des grandes transitions socio-économiques et constituent un moteur essentiel de l’économie numérique. Véritables instruments de soft power, elles représentent également des atouts stratégiques pour les économies nationales et régionales car elles créent de l’emploi, favorisent l’attractivité des villes et améliorent la qualité de vie.
Un constat très positif. En quoi, dès lors, appelez-vous de vos vœux la mobilisation des Européens à travers votre ouvrage ?
Patrick Bézier : Les plateformes numériques multinationales tentent d’imposer leurs règles de diffusion, leurs normes salariales et leurs formats pour les créations. La compétition mondiale pour l’accès aux données et la bataille pour les droits d’auteur façonnent un univers culturel aux antipodes de celui que nous connaissons.
Si le numérique est une source prodigieuse d’expérience, je ne crois pas réellement au mythe d’un Net qui s’autorégulerait au service du bien commun.
Par ailleurs, le monde créatif est multipolaire. C’est sa force. Et d’une certaine manière sa faiblesse. Car la culture reste un bien commun fragile, ouvert à toutes les influences, politiques ou économiques. C’est d’autant plus vrai que l’heure est à la digitalisation à une pression uniformisatrice engendrée par la mondialisation, l’exigence de rentabilité, la dictature de l’audience. Que serait alors un monde sans diversité, sans audace et originalité, un monde asséché par la monopolisation ?
Est-ce là une vision apocalyptique ? Pas certain. Car chaque jour, la standardisation des produits culturels progresse, des produits plus ou moins formatés pour les besoins de plates-formes capables, grâce à leurs réserves inépuisables de données et leurs algorithmes, d’anticiper le goût de leurs abonnées et des utilisateurs connectés.
La crise évoquée dans l’ouvrage « Sauver la culture » n’est pas économique, vous le constatez. Elle est existentielle ! C’est à la racine, au niveau de la création et des modes de diffusion, que le modèle culturel français et l’exception culturelle européenne menacent de vaciller.
Vous pointez du doigt les « coupables » avec un franchise, sin ce n’est une certaine sévérité !
Patrick Bézier : Les GAFAM, parce qu’il s’agit bien d’eux, sont des agents décisifs du bouleversement. La diversité, les frontières géographiques ou linguistiques, le respect des fiscalités locales, des droits d’auteurs…, sont à l’heure yeux des obstacles qu’il convient d’effacer progressivement.
En ce sens, desserrer leur étau financier devient une priorité, non pas française, mais européenne, voire mondiale. Faute de quoi « la disruption », « l’ubérisation », ces sœurs jumelles de la logique ultra-libérale à l’œuvre, auront d’une certaine manière raison de ce que l’UNESCO appelle « le patrimoine culturel vivant ».
Par ces propos, nous ne refusons pas la modernité. Nous appelons à l’audace, à la liberté de création et d’entreprendre… Mais aussi à une régulation raisonnée, une réglementation qui préserve la juste rémunération de la création, instaure l’équité fiscale et qui valorise nos actifs, nos biens. Une réglementation qui permette l’émergence de champions à l’international, préserve les professionnels de la culture dans l’exercice de leur métier.
Et ce combat doit être européen. D’aucuns diront que l’Union européenne est un agent du libéralisme, que les réglementations sont trop disparates… Bien entendu, nous ne parlons pas le même langage culturel au niveau européen. Nous n’avons pas les mêmes conceptions du rôle de l’Etat. Toutefois, ces fragilités ne doivent pas clore le débat et pervertir l’ambition.
A propos de Patrick Bézier :
Patrick Bézier a consacré toute sa carrière aux relations sociales et humaines dans le secteur de la culture. Il est aujourd’hui Président d’Audiens Care, qui développe l’offre de soins et de prévention du Groupe Audiens, et de l’association Réalités du Dialogue Social.
Il débute sa carrière à Radio France en 1980 et devient, en 1988, Directeur administratif et des ressources humaines de Radio Monte Carlo. En 1991, il rejoint La Cinq, en tant que Directeur des relations humaines. Il est appelé en 1991 à la fonction de Délégué général de l’ANDRH.
Après avoir assuré la direction générale du Groupement des Institutions Sociales du Spectacle (GRISS), il prend, en 2003, les fonctions de Directeur général d’Audiens, le groupe de protection sociale de la culture, de la communication et des médias. Patrick Bézier le dirigera et le développera jusqu’en juin 2018.
Il est co-auteur de plusieurs ouvrages (Editions d’Organisation, Jacob Duvernet) et a publié en 2018 « Sauver la culture, protéger pour mieux créer » aux Editions Nevicata.
Patrick Bézier est Officier de l’Ordre National du Mérite et Chevalier de la Légion d’Honneur.